Marrakech, tout le sud, de l’atlas aux confins du Sahara, représente une des régions les plus riches en arts. C’est d’abord cette architecture de terre qui a donné naissance aux Casbah (palais). On a pu en admirer quelques exemples remarquables lors de l’exposition « Architecture de terre » qui s’est tenue récemment au musée Beaubourg. Ce qui frappe et retient l’attention c’est le pari d’une telle architecture, la rigueur de sa conception et son accord, sa résonance avec le paysage environnant. Ce qui est moins connu, mais mérite également attention ce sont ces mosquées de la région dont la particularité est qu’elles comportent des plafonds en bois, des poutres, en bois aussi, peints, gravés de motifs géométriques, floraux, relevant de cette symbolique berbère et saharienne présente sur tout le registre de la production artisanale. On trouve là une technique proche de celle de la fresque. On n’en finirait pas de donner des exemples de la richesse artistique de la région. La fabrication et la composition des tapis. Les Taznakht. Les Gnaoua offrent au regard de véritables toiles de peinture associant, dans les meilleures réussites, le sens de la couleur (les teintures végétales) et la maîtrise du trait des figures géométriques. Tel est l’horizon où vient s’inscrire le travail d’Abdallah Sadouk, lui-même originaire de la région de Marrakech. C’est le jeu des plans, des figures géométriques qui donnent naissance à des structures complexes, de la gradation des nuances à dominante ocre sont soumises à ce jeu générateur dont elles forment et informent la matière. On est là bien proche des conceptions du cubisme. Mais ici la référence à l’architecture, à l’environnement naturel, à tout cet art d’inspiration berbère, est sensible. Les toiles sont à la fois des paysages d’architecture et des architectures de paysages. On notera la verticalité des murs, des colonnes, l’absence de l’arc propre à l’art islamique. Le resserrement de l’espace entre des pans de murs, dans certaines toiles, assure à la fois une dimension de profondeurs, atténuant la lumière, ménageant la pénombre pour créer une ambiance bien intérieure. Ce qui achève et signe le rattachement à une origine, c’est le déploiement la migration sur les murs, les colonnes, des figures de la symbolique berbère saharienne : losange, traits, courbes, s’associant avec la lettre de la calligraphie arabe. Chaque peintre, chaque peintre, chaque artiste en général, est confronté à un défi, un pari sur l’avenir, entre ce qui nourrit dans le silence les fibres de sa sensibilité de son imagination et le désir de l’exprimer, de le faire venir au jour. C’est dans ce champ clos qu’on peut prendre la mesure de son talent, de sa capacité, de son énergie à pouvoir franchir le pas d’une réalisation authentique. Bien entendu Abdallah Sadouk n’échappe pas à la règle. Il a choisi une voie difficile entre toutes, occupant dans la peinture marocaine une place à part. Il a su éviter la corruption du folklore, la banalité et la platitude des poncifs, ces images courantes du sud marocain, noyant sous le mensonge la beauté austère et rigoureuse d’une vision authentique. Voie difficile encore une fois qui exige une tension, une énergie audacieuse pour faire éclater les cadres conventionnels et se mesurer à l’austérité d’un message dans l’espace d’une esthétique visible et invisible, investie dans une grande diversité d’expressions. Abdallah Sadouk vient de franchir un pas important dans cette perspective. Son travail apporte le témoignage d’un talent sûr et s’annonce riche en promesses d’avenir.

Edmond Amran El Maleh. Paris 1987

Les ombres du monde

 

Voici notre hypothèse sur l'art d 'Abdallah Sadouk : il est a Paris pour pouvoir donner de l'ombre au trop de lumière qu'il a reçu de son enfance passée à Marrakech. Et ses retours au pays ne sont en définitive que des voyages d'approvisionnement, quant la grisaille de Paname épuise l'éclat du Sud, et aussi pour rembourser un peu de ce qui a été emprunté au sol natal. C'est-à-dire que Sadouk fait le voyage dans un sens contraire de tout ceux qui ont fait l'art moderne : Delacroix, Cézanne, Klee, Matisse, De Staël, etc.

   La peinture de Sadouk est concrètement faite d'ombre, et la lumière est donnée par la blancheur de la toile, accentuée certes. Comme la ville imaginaire, qu'il semble redéfinir l'architecture sans cesse, arrache à la lumière des formes.

   Sadouk a choisi, d'instinct, ses peintres de références, et tous ont travaillé autour de la question de la lumière, à une période où l'art en Occident abandonnait le réel pour construire une réalité de l'art : celle qui suppose que la tableau reconstruit ce qui est simplement donné, par la décision souveraine et absolue de l'artiste. A savoir : tenir par la peinture le pari de dépasser ce monde, sans tomber dans le symbolisme désormais caduc, uniquement par un choix conscient de ses moyens. Le cubisme, comme exacerbation des postulats cézanniens, a reformulé le monde, d'abord en le reproduisant par des formes géométriques avant de l'éclater en petit morceaux recollés pêle-mêle. Klee par sa découverte géniale, en Tunisie, de l'idée que c'est l'ombre qui construit la lumière, et non l'inverse.

   La question qui s'impose alors : Pourquoi Sadouk a choisi l'exigeant passage des siècles (du XIXème au XXème) comme point d'ancrage ? Tout simplement dans cette immense renégociation des principes de l'art, c'est-à-dire de la détermination d'un nouveau visible, Sadouk, comme tous les artistes marocains sincères et exigeants, en essayant d'éviter tout folklore à la vie qu'il veut sublimer par sa peinture, a choisi la voie de la rigueur, et aussi de la liberté.

 

                                                          

Un exigeant passage 

 

   Sur cette architecture, comme des images en contre-jour, et faite face à la lumière, Amran El Maleh, celui qui a le mieux suivi la carrière de Sadouk, depuis plus de vingt ans, a écrit ceci : " C'est le jeu des plans, des figures géométriques qui donne naissance a des structures complexes ; la couleur, la gradation des nuances à dominante ocre sont soumises à ce jeu générateur dont elles forment et informent la matière. On est là bien proche des conceptions du cubisme. Mais ici la référence à l'architecture, à l'environnement naturel, à tout cet art d'inspiration berbère, est sensible ".

   Il ne fallait pas reproduire, à la manière des orientalistes, peintre de passage, capable d'anecdotes , ces lieux trop connus , et la seule tâche nécessaire est de les donner à voir , avec une main sur les yeux , ou des lunettes très sombres , seules capables d'atténuer leur brillance insoutenable . Et d'abord, ses paysages-architectures étaient vides de toute présence humaine, des villes désertées, par pudeur sûrement, de laisser ses proches à l'écart. Ils apparaissent dans les dernières toiles parce qu'ils sont de plus en plus loin, après trente ans passés à Paris. Ils donnent désormais l'échelle de la vie, celle qui risque de se perdre, par la trop longue absence. Peut-être aussi qu'ils sont occupés à soutenir l'édifice des ksour du sud natal , une tâche sans fin et dont la permanence des toile , une tâche sans fin et dont la permanence des toiles ils ne failliront pas .

   Voici sommairement, ce que nous inspire la peinture d'un artiste que nous avons appris à respecter du premier coup d'œil que nous avons porté sur une de ses œuvres, à la galerie Nadar, au milieu des années 80.

   Par son choix d'ancrer son art dans la ligné des grands du siècle, il a répondu sincèrement à la noblesse de son intériorité, sans faire dans les petites provocations artificielles de tous ceux qui sont déjà fatigués. Et reprenant, pour finir, notre grand Edmond : "Sans la moindre prétention, sans ce bluff qui, malheureusement à Paris et ailleurs, ouvre les portes d'un succès le plus souvent passager, entaché de spéculation mercantile, Abdallah Sadouk poursuit un travail dont l'intérêt et la valeur proprement esthétique ne manqueront pas de s'imposer à la longue ".

Azzouz Tnifass Casablanca 30 avril 1999

La leçon de Sadouk

C’est d’abord un univers. Celui d’un artiste aux constructions complexe et éclatées. Des plans se pénètrent, s’entrechoquent. Ils imposent des parties calmes et d’autres intenses. Vu de loin, un tableau de Abdallah Sadouk est un foyer de force, une source d’énergie difforme, Il est strié, zébré, et ce en raison des lignes obliques qui l’étagent avec fougue. Vu de près, il apaise l’œil, l’apprivoise, le nourrit avec de multiples détails indéchiffrables lorsqu’on recule de quelques pas. La leçon de Sadouk, c’est aussi l’échelle à laquelle un tableau se donne au spectateur. Une chose résiste à cette échelle. Qu’on soit prés ou loin, l’œuvre dégage une lumière éblouissante. Lumière qui miroite avec des couleurs pourtant peu appropriées à l’éclat. Sadouk ne cherche pas à séduire l’œil. Il use volontairement de couleurs peu portées à titiller la rétine. Ses tableaux ne sont jamais ternes même quand ils sont peints avec des tons ocre. Le meilleur dans les paysages peints par Sadouk, ce sont ces lignes « exemptes de motifs » qui déstructurent ses tableaux. Le peintre construit tout en défaisant. Il compose avec les failles de la peinture. Ce qui apparente ses œuvres à des collages. Entre la superposition des parties qui ont subi un traitement figuratif, des lignes vierges de tout motif révèlent l’abîme de la figuration. La figure se construit ainsi sur son absence. Il faut être attentif au nombre de failles qui jonchent les tableaux de Sadouk. C’est le sceau de son art. La marque de son tempérament d’artiste. Il faut aussi se réjouir de l’évolution de ce peintre. L’on aura vu un artiste changer de peinture en si peu de temps. Deux tableaux bleus datant de 2001 l’attestent. Ils sont fait séduire l’œil, prêtent à de fâcheuses équivoques avec la peinture facilement orientaliste. Et puis, cette ligne qui construit le motif sur le vide leur fait défaut. Un autre tableau de 1998 montre que Sadouk a aussi sacrifié à cette mode du signe. Les tableaux de ce genre ne se distinguent pas des objets de décoration… Heureusement qu’il y a les autres. Considérons un tableau strié de jet d’eau. Des cours d’eau le traversent partout. Des fleuves suspendus. La leçon de Sadouk, c’est que le motif avant de constituer une rivière ou n’importe quel autre courant d’eau est d’abord une peinture. Du moment que cette peinture n’obéit pas aux règles de la perspective et du trompe-l’œil, elle est renvoyée à son propre objet. Encore l’un des miroitements dans l’art de l’intéressé. En plus, les tableaux de Sadouk sont architecturaux. Les paysages semblent dressés dans l’espace. Ils sont quasi-sculpturaux. Et cette sculpture se voit, se palpe, impose avec netteté sa présence dans les tableaux. Rien d’étonnant à cela, Abdallah Sadouk a commencé sa vie de plasticien comme sculpteur. Cet artiste hésite sur sa date de naissance, non par coquetterie, mais parce qu’il en a deux.   « D’après mes parents, je suis né en 1948, mais mes papiers me rajeunissent de deux ans, puisqu’on y lit 1950 »  dit-il avec cet humour qui fait de sa conversation une fête. Il est plasticien depuis 1967, année à laquelle il est entré à l’Ecole des Beaux-arts de Tétouan. Il a vécu prés de vingt ans à Paris, ville où il a fait les Beaux-arts et les Arts décoratifs. Cette longue absence rend son nom peu familier au public. Il n’y a qu’à voir l’exposition de ses tableaux pour ne jamais l’oublier.

Aziz Daki Casablanca 12 septembre 2002

Paysages de villes

Tout se passe comme si l’architecture singulière des toiles d’Abdallah Sadouk annonçait notre propos, en cette 15ème édition du Salon de Tanger, tout entier dévolu au grand œuvre des villes. Comment ne pas reconnaître, dans la richesse profonde et mystérieuse de ses paysages urbains, dont certains ont été créés pour l’occasion, le reflet de l’expansion grandissante de la ville? Pour atteindre ce foisonnement qui atteste le travail qui s’accomplit, il lui a fallu parcourir les différentes étapes d’un long apprentissage, nourri aux écoles supérieures marocaines aussi bien que françaises. Formation revendiquée par l’artiste comme un socle à partir duquel l’œuvre s’élabore. L’expérience intériorisée de mouvements artistiques novateurs tel le cubisme se fait entendre dans un écho pictural dont Edmond Amran El Maleh rend compte dès 1987 : « C’est le jeu des plans, des figures géométriques qui donnent naissance à des structures complexes, qui, de la gradation des nuances à dominante ocre sont soumises à ce jeu régénérateur dont elles forment et informent la matière ». Tout au long du parcours, Abdallah Sadouk alliera savamment l’imprécis de la vibration au précis de la construction. Inondant le cœur de la toile, la lumière qui s’introduit entre les blocs contribue à révéler les espaces intérieurs où de minuscules silhouettes évoluent, dans le court moment de la vie. A peine esquissés, les corps se dressent comme pour dire la mémoire des homes qui ont occupé les différentes strates de cette étrange géographie de la ville où la nature parfois surgit, en sa verte présence, tout au-dessus de la dernière ligne horizontale. Quand Abdallah Sadouk superpose les zones urbaines et naturelles, il semble suggérer une succession temporelle aussi bien que spatiale, une accumulation d’existences dont le passage demeure, imaginaire, dans l’interstice laissé entre les murs. Sur d’autres plans, le flamboiement de la couleur embrase tout, les hommes et les lieux, le ciel élevé et ces étranges carrelages en damier dont le raffinement voisine avec les toits coniques qui suggèrent d’humbles cases villageoises. Délicate juxtaposition des conditions sociales dans une promiscuité urbaine idéale ? La violence ici ne surgit pas d’entre les hommes mais vient parfois de l’hostilité des éléments. L’artiste en convoite la maîtrise : dans la terre originelle, aux alentours de Marrakech, il puise la force de l’ocre, contrepoint tellurique aux gris des tempêtes qui attaquent l’azur. Une telle élaboration, opiniâtre et résolue, implique le spectateur qui ne saurait se contenter d’une perception hâtive. Si l’artiste donne à voir selon la formule désormais convenue, il nous faut faire appel à l’intime connivence de tous nos sens pour lire, entendre, toucher, goûter ce don généreux, et en garder tout le parfum. Des écrivains majeurs en sont témoins qui, de Maurice Druon à Abdellatif Lâabi, ont accompagné de leurs traces poétiques cette œuvre qui reste unique.

A leur suite, pas à pas, visitons chaque étape d’une exposition spéculaire qui vibre de reflets où chacun de nous pourra entrer.

Marie-Christine Vandoorne Tanger 2011

© Selma Sadouk